Le corps n’est plus l’adage de la biologie dès lors que le regard que nous lui apposons ne se limite plus à son fonctionnement purement chimique et mécanique pour le considérer en tant qu’outil d’expression identitaire et social. Il n’est plus alors ce corps juste maigre ou en surpoids, en prise avec ses addictions – du sucre ou du tabac.
Le geste lui-même n’est plus ici résumé à cette cigarette que l’on allume ou à ces friandises que l’on dévore.
C’est Marcel Mauss qui le premier tentera de définir ce corps en tant qu’objet de recherche propre aux sciences sociales, créant ainsi un nouveau champ qui, depuis sa conférence de 1934 n’aura eu de cesse de s’étoffer. Les techniques du corps, de son intitulé, prévoit donc, afin d’en faire un objet, de classifier l’usage que les individus font de leur corps en les rapportant avec les spécificités de leur culture. Les considérations plus générales pouvant alors découler de ces observations, fondent le socle théorique d’une anthropologie du corps : comme par exemple quand le naturel apparent d’une posture trompe notre jugement en ce qu’il a de culturel (l’idéal de poids n’est pas le même selon les lieux et les époques, pas plus qu’on ne consomme son tabac de la même manière). Alors, pour M. Mauss, la technique du corps devient cet usage social que fait l’adulte de son corps au terme de sa socialisation. Les individus selon leur société ne se meuvent pas de la même manière ni n’expriment les mêmes choses.
Outre cette différence socio-culturelle qui se donne à voir aux explorateurs, l’auteur dégage une typologie supplémentaire à son postulat. De fait, l’âge et le genre notamment, constituent deux variables indépendantes qui viennent en imprégner sa technique et qui à terme construisent le corps. A cela Pierre Bourdieu considèrera ce qu’il nomme d’habitus sexué, quand d’autre pourront considérer l’évolution de ces techniques à travers une biographie. Dans cette lignée, Howard Becker aura préféré comprendre les fumeurs de cannabis à partir de leurs expériences.
Ces prémices de pensée étant posés, il nous revient alors de penser le corps en tant qu’objet contemporain pour l’anthropologie. De fait, que nous considérions l’infinité de manière qu’un individu à de se nourrir ou de nager – pour reprendre l’exemple des mélanésiens de M. Mauss – ou que nous considérions l’infinité de manière dont le pouvoir – en tant qu’ordre social – s’incarne et prend chair, l’anthropologie actuelle semble à tout égard permettre de construire cet objet de recherche comme un fait social total, dont la transversalité en tout champ du social permet l’analyse plus globale de cette dernière.
Ainsi, comprendre l’usage qui est fait des corps et la vision que les individus se font de ceux-là, semble tout indiqué pour la discipline qui appréhende une cosmogonie particulière ou une ontologie quelconque. En effet, observer les habitudes concernant la nourriture ou les usages autours du tabac – interdit, toléré ou initiatique – nous renseigne tout à la fois sur un idéal de beauté (une silhouette, un poids, et autres attributs), des représentations sanitaires (les rondeurs nourricières s’effacent au profit du corps athlétique) et des usages sociaux (le tabac dans les lieux publics, etc.).
De la même manière où l’anthropologie a su se saisir d’objets qui semblait échapper à son champ – en raison d’une épistémologie que trop arbitraire qui faisait de la nature l’objet des sciences dites « dures », et donc du corps celui du médecin ou du biologiste – l’anthropologie du corps nous permet aujourd’hui l’analyse de tous les types de terrains aux lumières de ses apports. De la même manière, l’hypnothérapeute peut se joindre au diététicien dans cette quête du poids idéal sans qu’ils ne se contredisent. C’est dans cette lignée que nous tenterons d’élaborer une réflexion sur le terrain actuel de ma recherche, terrain qui ne m’apparaissait pas au premier abord pertinent d’être observé sous ce prisme. Ainsi, dans quelles mesures les apports d’une anthropologie du corps nous permet-elle d’appréhender le rapport entre le praticien et son client dans le cadre d’une hypnose thérapeutique en France ?
Nous verrons alors que le corps occupe une place toute particulière dans la séance d’hypnose thérapeutique, qu’il soit l’outil de mise en transe ou le pendant d’un trouble. La danse langagière du praticien ne se limite pas ici à une rhétorique où les mots s’enchaînent, comme contraints par une syntaxe extrêmement codifiée, c’est tout le corps qui fait se mouvoir l’intention thérapeutique en s’activant, créant des silences, des parades, des jeux, etc.
Sans pouvoir être ici exhaustif, nous aborderons également l’aspect du corps comme signe, quand il incarne le trouble du sujet ou, au contraire, son amélioration. L’hypnose qui nous concerne alors n’est pas celle des spectacles ou des foires qui prend le corps comme objet de scène, l’articulant pour produire ses effets d’enchantement ou de surprise. L’hypnose qui nous concerne, cette hypnose thérapeutique qui n’est pas dénuée d’étonnement et de magie, est celle-là même qui accompagne les corps dans des ballets plus subtils.
Son enjeu, plus délicat que de produire du spectaculaire visible pour un public, est bien plus invisible. Se concentrant essentiellement sur son sujet, cette forme d’hypnose cherche, par son accompagnement, à garantir une meilleure manière de vivre son corps. Vers une sorte d’homéostasie nouvelle, le souffle, la température ou encore la pression artérielle, se diluent dans un univers de symboles, de croyances et de valeurs, que l’hypnothérapeute et son sujet cherchent à harmoniser. Les changements ainsi obtenus dépassent la fulgurance avec laquelle un proche a pu se prendre pour une poule pour notre amusement, ces changements que nous décrivons, bien plus discret au premier abord, s’articulent en profondeur et gagnent du corps à l’aune de ce qui, nouvellement, semble aller de soi. Perdre du poids ou arrêter de fumer ; obtenir ce corps si espéré, plus svelte, plus sain, aminci ou musclé, tout commence avec ces représentations idéalisées que l’on se fait de son corps et de ses objectifs. Le régime attendu ne prend plus ici l’aspect d’une course hébétée vers un horizon inaccessible , pas plus qu’il nous oblige à suivre stupidement ces consignes dépersonnalisées qui ont fonctionnées pour un tiers. Le régime préconisé par cette hypnose thérapeutique semble avant tout cérébral et inconscient. Son postulat voudrait que pour transformer son corps en profondeur, il faille passer par les profondeurs de son esprit.
Enjeux d’une théorie du corps, un champs des possibles pour l’hypnothérapie ?
Un dernier point mérite d’être mis en exergue avant d’enchaîner avec le corps de notre article. En effet, l’intérêt actuel pour cet objet entre en directe corrélation avec les enjeux politiques actuels. Quand de multiples revendications (féministes, LGBT+, ou contre le racisme) continuent d’être soulevées contre un système les discriminants, n’est-il pas du devoir de l’anthropologie de nourrir notre compréhension vis-à-vis de ceux dont les stigmates se résument toujours à une différentiation physique ?
L’Hypnothérapie, une discipline du mouvement
Qui de mieux pour introduire cette partie que Grégory Bateson dont l’œuvre a largement influencé la pratique de l’hypnose thérapeutique contemporaine.
En effet, sa théorie du jeu développée dans son ouvrage Vers une écologie de l’esprit (1977), ne manque pas de montrer que le jeu suggère une métacommunication entre ses participants.
Le cadre fictionnel que le jeu instaure, offre pour ainsi dire un espace à l’intérieur duquel la signification de l’action change – dans l’exemple de cet auteur, les singes qui jouent ensemble à se battre se savent participer à un non-combat. De la même manière et en extrapolant quelque peu cette théorie, le cadre de l’hypnose thérapeutique permet d’installer cet espace à l’intérieur duquel le patient se sait explorer de nouvelles modalités d’être – un état de « non-somatisation » – qu’il pourra à la suite adopter en dehors du jeu. Cette démonstration quelque peu bancale peut se justifier si nous nous inspirons de la notion de rite de passage de A. Van Gennep.
De fait, quand Bateson compare son jeu à une sorte de rituel, il nous revient de trouver dans le script de Van Gennep des points de comparaison avec notre sujet. Dans notre cas, nous retrouvons bien dans le cadre de l’hypnose thérapeutique ces phases qui font le rite pour l’auteur. Son but tout d’abord, a cela de similaire que la séance thérapeutique favorise le passage d’un état social à un autre.
La phase préliminaire de séparation s’inscrit dans notre cas physiquement dans l’espace, dans la mesure où elle nécessite au patient de se couper de son quotidien pour se rendre au cabinet du praticien. Cette étape est d’ailleurs vue comme une sorte de « pèlerinage » par les hypnothérapeute, car elle permettrait à elle seule d’insuffler un bon nombre de suggestions de rétablissement au client. Plus loin encore, l’acte de se rendre chez un hypnothérapeute pour la première fois – ce qui suggère de dévoiler en partie son intimité – peut préparer le sujet à la transe, dans la mesure où sa curiosité, mêlée d’une crainte relative (avec le facteur d’inconnu) placeront ce dernier dans un état différent de l’habituel : cet état modifié de conscience pour reprendre la terminologie de la discipline. La séance, en elle-même, correspond à cette phase liminaire pour Van Gennep, dans la mesure où le corps sera autorisé, dans le cadre fictionnel du jeu thérapeutique, à s’exprimer en marge de ce qui semble « être-la-manière-juste » de s’exprimer. Le désordre ainsi créé ajoutera au caractère exceptionnel du travail réalisé autant qu’il marquera cette coupure entre un état antérieur (avec le trouble, le surpoids, l’addiction) et un état postérieur (sans le trouble, léger, sans tabac).
Enfin, la phase post liminaire correspond à cette étape où le sujet, suite à l’exercice de la transe qu’il aura vécu corporellement, est « ré-associé » à son corps. L’agrégation ici, concerne dans un premier temps le rapport du sujet à lui-même, où l’attention est principalement tournée vers ses sensations d’être en lui-même. Dans un second temps, elle correspond à son retour dans sa quotidienneté, là où, si le travail est bien réalisé, il pourra ressentir les améliorations auprès de son environnement. Concrètement, le praticien remarque généralement des changements dans le corps de son sujet qui peut par exemple se tenir plus droit, plus détendu, etc. Le sujet lui même pourra s’entendre dire que quelque chose a changé en lui, et pour reprendre quelques témoignages que j’ai eu la chance de recueillir, « Ne serait-ce pas ta coupe de cheveux ? » ; « Tu as perdu du poids non ? », « tu as arrêté le tabac ? »
Un corps, mille croyances
L’hypnose thérapeutique que nous avons pu décrire jusque-là, s’insère bien plus dans la définition d’un rituel dans son acception magique. Cependant, alors qu’il est pertinent de préciser qu’elle répond à un code déontologique explicite et à une méthodologie rigoureuse, cette dernière s’éloigne des observations d’un Daniel Fabre ou d’un Michel Bozon, dans la mesure où ces derniers décrivent une perdition des marqueurs fort en Europe de l’Ouest des rites de passage (Première communion, conscription ou mariage) – qu’ils se soient dilués dans une « carrière » pour devenir adulte, comme dans La voie des oiseaux (1986), ou qu’ils se soient personnalisés par la dé standardisation des trajectoires de vie, pour un intérêt nouvellement porté sur les premières fois.
Finalement, nous nous retrouvons dans ce cas de bricolage des croyances décrit par Hervieu-Léger. A mi-chemin entre une quête de sens qui incombe indéniablement ceux que l’individualisation a influencé et des idéaux propre à notre époque que certain qualifierait volontiers de mythe du progrès, mythe égalitaire, etc. les clients de l’hypnose sont bien souvent des individus en recherche d’une solution exceptionnelle ou d’un miracle sans que ces derniers ne jurent trop avec leur définition d’eux-mêmes et du monde. Croyances qui sont pour beaucoup au centre du fonds de commerce de l’hypnose, qui se fait le devoir d’aider ses clients à se redéfinir sous les termes qu’ils estimeraient le plus leur correspondre.
Quand Luc Boltanski mettait en avant en 1971 ce qu’il appelait culture somatique, nous pouvons remarquer aujourd’hui que le travail de l’hypnose, en passant par le corps, se fait le lien entre ces sensations morbides de diverses intensités et les capacités de ses sujets de se les approprier, parfois en les nommant, parfois en les situant. De là nous pouvons faire usage de cet adage qui tourne pour beaucoup au sein des praticiens de l’hypnose thérapeutique. Ce dernier prévoit que le « mal-a-dit » (maladie), ou pour être plus clair, que chaque maux – corporels ou psychiques – disent quelque chose de l’individu et finissent par impacter le corps sur lequel ils se figent. Nous pouvons alors nous interroger sur ce lien entre notre manière de se percevoir et de se sentir à l’aune du prisme corporel. Quand être soi-même passe parfois par une redéfinition de notre corps qui ne correspond pas au genre auquel on se sent appartenir, que ce soit par le fait d’une opération ou par l’usage d’artifice genré (maquillage, tenue, etc.), il est de bon ton de se rappeler qu’au-delà du corps docile d’un Foucault il existe des lieux, où le genre est relationnel prédomine la vision que l’on appose sur la forme d’un corps (Marilyn Strathern).
Quoi qu’il en soit, gros ou maigre, addict ou non, nos corps nous parlent et nous faisons parler nos corps.
Voir aussi : qu’est-ce que les neuromythes ?
Source : Thomas De Carvalho