Avant d’aller plus loin, il devient nécessaire de conceptualiser ces termes qui souffrent d’équivoque.
Dans un premier temps, parler d’art peut sous ses multiples perspectives créer de larges débats rendant l’usage même du mot ambivalent. Il est à noter ici que malgré ses diverses acceptions, art est avant tout une catégorie pratique dont la définition en occident à largement été légitimée par un ensemble de spécialistes (artistes, marchands, collectionneurs, historiens de l’art, etc.), son sens est alors arbitrairement construit à partir de certains critères et ne saurait trouver d’équivalence chez ces sociétés dites « traditionnelles ». C’est dans la deuxième moitié des années 1900 que l’anthropologie se saisit à nouveau de cet objet, sans pour autant se substituer à la définition qu’une approche de l’histoire de l’art a défini.
Dès lors, deux sens se font face, celle des beaux Arts s’inscrit dans une histoire particulière de la modernité et du capitalisme, et participe de la reproduction d’une structure sociale inégalitaire – Bourdieu l’aura notamment mis en avant dans son Essai sur les usages sociaux de la photographie, ou dans ses études sur l’esthétique de la table et du corps qui s’y assoit : son poids, sa silhouette, ses besoins…
L’autre, celle qui nous concerne, en accord avec la pensée anthropologique, prévoit que l’art fait référence à un ensemble de connaissances, de pratiques et de techniques de représentations, intrinsèques à la culture d’une société. Cette dernière définition nous permet entre autres d’éviter l’ethnocentrisme qui pourrait découler de l’étude de l’art extra-occidental, le rangeant, au mieux, dans la catégorie des cabinets de curiosités, au pire dans l’archaïsme. Elle nous permet notamment de considérer l’expertise langagière de l’hypnothérapeute – qui parvient, seul avec ses mots, à accompagner dans la perte de poids ou dans l’arrêt du tabac – comme produisant du beau.
Il est une question qui à l’époque des Lumières embrasait les coeurs. Face à l’obscurantisme religieux, la raison s’imposait alors qu’elle faisait émerger une nouvelle conception de l’homme, marquant ainsi le début d’une nouvelle ère, communément appelée modernité.
La philosophie politique qui tentait de comprendre de quelle manière une société se constituait, attisait ce feu car, ayant rejeté le mythe créationniste, il devenait nécessaire à ses penseurs, de chercher dans ce que Rousseau qualifiait d’état de nature des hommes, la genèse de leur réunion.
L’objet de cet article n’étant pas de référencer les différentes théories la concernant, il semble cependant de bon ton pour ouvrir notre propos de rappeler la posture en contrepied de Rousseau concernant le langage. En effet, contrairement à ses contemporains, ce dernier défend dans son Essai sur l’origine des langues, l’idée selon laquelle la mélodie et la musique de la langue précèdent son aspect fonctionnel. Ainsi, avant de partager des informations concernant la subsistance de l’espèce et du groupe, l’auteur suppose que nos ancêtres se réunissaient avant tout autour d’une passion commune pour le chant. Le plaisir de partager précède ici la nécessité d’échanger.
Cette accroche, alors que son lien avec une anthropologie en quête d’invariants semble évident, nous permet également de nous interroger sur le propos que nous nous efforcerons de développer dans la suite de cette présente réflexion.
De fait, en extrapolant l’hypothèse que nous propose Rousseau, nous sommes dès lors plus à même de réfléchir l’utilité d’une anthropologie des expériences esthétiques dans l’approche du sujet qui nous concerne : le rapport hypnotique entre un hypnothérapeute et son sujet. En effet, comment nous est-il possible de nous saisir de cette dimension esthétique et artistique quand cette dernière ne fige aucune de ses réalisations par l’apposition de pigments sur un support, ou par le dégrossissement qu’un ciseau produit sur une matière ? Sans y répondre, Rousseau nous permet toutefois de lire ce dialogue – au sein de cette hypnose qui nous permet de perdre du poids ou d’arrêter de fumer – à l’aune d’une dimension artistique où l’art de bien parler (la rhétorique) et l’art du soin (l’attention thérapeutique) reflètent un art de vivre (manière d’être au monde d’un individu ou groupe d’individus). La porte s’ouvre alors pour intégrer les apports de ce champ de l’anthropologie qui s’intéresse aux relations entre la forme et le sens des productions esthétiques, pour les appliquer à ce domaine spécifique que certains appellent : art de la suggestion.
Voir aussi l’article : Vivre son corps
Dans un second temps, alors que nous apprenons avec Franz Boas « qu’il n’est pas d’être humain qui ne connaisse une forme ou une autre de plaisir esthétique », dans l’étude des expériences esthétiques, la réaction de plaisir qui découle de l’observation d’une œuvre, bien que similaire à celle que d’aucuns pourraient avoir face à un paysage ou à l’écoute du chant d’un oiseau, diverge de celui-ci dans la mesure où il est le produit de l’action humaine.
Plus loin, c’est cette dimension d’habileté ou d’expertise technique qui est, selon l’auteur, ce facteur qui fait de l’œuvre un élément artistique contrairement à la nature elle-même. Ainsi, « toute activité humaine peut prendre une forme qui lui donne une valeur esthétique » sitôt que la maîtrise des processus de création et une excellence dans sa réalisation viennent à lui donner une forme agréable et donc esthétique.
Cette production de formes types est à la base de ce qui fait l’art pour F. Boas, dont le modèle ne manque pas d’être applicable à toutes les sociétés, époques et pratiques (comme celle nous concernant qui, en stimulant son esprit et sa volonté, parvient jusqu’à modeler notre silhouette ou à nous faire oublier le tabac). Toutefois, l’auteur nous met en garde, car la forme ne saurait à elle seule supporter la responsabilité esthétique. En effet, bien qu’il existe indéniablement selon F. Boas une relation intime entre la technique et le sentiment de beauté – relation qui naît du sentiment de la forme type comme critère de perfection – cette dernière ne saurait se départir d’une dimension symbolique à laquelle elle se réfère, consciemment ou non. Le plaisir esthétique, cet état contemplatif que Boas défini comme permettant « d’élever l’esprit au dessus de l’état d’indifférence émotionnelle qui est le sien dans la vie quotidienne » découle alors conjointement de l’appréciation d’une forme et de la signification de la forme sans lesquelles l’art ne saurait être esthétique. Ou, comment avec de simples mots l’hypnothérapeute réussit-il à apporter des changements aussi profond dans la manière d’être de ses clients ? Sa pratique est alors d’autant plus esthétique au regard des transformations qu’il aide à mettre en place : ne plus dépendre de la cigarette, se sentir beau dans son corps, se savoir athlétique, etc. Autant de métamorphose pour une peau que la nicotine ne lèche plus, ou pour une garde robe que son nouveau poids mérite de renouveler.
Ces diverses précisions ayant été apportées, il nous incombe alors de nous interroger sur ces différents apports concernant le rapport hypnotique qui nous intéresse.
Nous l’avons vu avec Franz Boas, l’esthétisme ne saurait se limiter à la forme, mais il est tout aussi vrai selon lui, que l’esthétique d’une chose ne saurait se cantonner à l’étude de sa dimension symbolique, où « l’art, comme le langage, serait une forme d’expression ». Cette dernière citation est vraie, si tant est que nous lui comprenions la forme. Or, il nous apparaît, au regard de notre terrain et fort des lumières de cet auteur, que le langage lui-même n’est pas dénué de formes types qui peuvent le rendre esthétique. Les règles de syntaxe, les rimes, le rythme, le ton, etc. sont autant d’éléments qui agencés d’une certaine manière permettent autant la poésie, le rap, ou les contes, qu’ils permettent à un orateur de convaincre, ou à un autre d’hypnotiser.
Quand pour Boas, « des suites de sons ou des façons de parler qui plaisent à l’oreille produisent un effet artistique » l’art de la suggestion, qui en fait le plein usage, semble alors produire, par l’esthétique même de sa pratique, un état spécifique dont la portée symbolique permet de soigner, ou simplement de perdre du poids ou d’arrêter de fumer. Afin de clarifier ce dernier point, un détour par l’anthropologie structurale semble nécessaire. Inspiré par les travaux de Saussure pour qui le signe n’associe pas un mot à une chose, mais un concept (le signifié) à une image acoustique (le signifiant), Lévi-Strauss fait du signe un signifiant sans signifié.
De fait, pour ce penseur, l’art, comme système de signes, est compris comme un langage qui porte en lui les traditions sociales de ceux qui les réalisent. Dans le cas de l’hypnothérapie, la forme spécifique que prend la relation (attention accrue du praticien pour son sujet, l’attention de ce dernier sur la dissolution de ses symptômes, l’attente de phénomènes, la ratification de ces derniers, l’usage des croyances sociales et individuelles, la focalisation ou encore le détournement de l’attention, etc.) fait d’ores et déjà office de système de signes qui, comme pour l’art d’un point de vue structuraliste, porte en son sein plus de sens que les mots qui en constitue le matériau. Effectivement, il apparaît fréquent dans cette discipline de jouer avec le sens des mots, de profiter des différents biais cognitifs et autres croyances populaires ou légitimées par la science, dans le but de produire la transformation escomptée et tout cela en accord avec le système de représentation du sujet (entre mythe du progrès et perfectibilité de l’homme).
Tout cela au service d’un idéal que chacun se fait, qu’il soit celui d’atteindre un poids donné ou celui de se départir d’une substance comme le tabac.
Des mots à l’hypnose : une thérapie performative
Finalement, nous sommes alors à même de mettre en relation ce qui a jusqu’alors été exposé avec la notion d’agentivité de Alfred Gell. En effet, du référent au public, il semble que l’œuvre, en tant que signe ou symbole, échappe en partie à la main de l’artiste – de la même manière à laquelle l’indice échappe au réel – dans la mesure où cette dernière ne peut être en mesure de contrôler totalement la réception de son travail – qui semble mû par une intentionnalité propre : l’agentivité.
Cette dernière est à entendre selon l’auteur comme étant la capacité d’une œuvre de permettre à celui qui l’observe d’accéder « à un autre esprit qu’il soit réel ou seulement représenté [ce qui, dans sa réception] ne change rien au fait qu’il s’agisse de l’esprit d’une personne bien disposée » et à qui on prête une intention. Appliqué à notre terrain, nous pouvons alors comprendre que l’intention de l’hypnothérapeute est donc perçue dans le cadre de la séance par son public, or sa prestation lui échappe à mesure où celle-ci est reçue.
Ce point s’observe notamment dans la manière, toujours unique, qu’ont les sujet de s’approprier la séance en mettant en place de nouveaux comportements, qui peuvent d’ailleurs étonner le praticien. De plus, alors que la formation à l’hypnothérapie suggère d’atteindre ce niveau de virtuosité dans lequel le praticien n’a plus à penser à sa pratique, correspond autant que faire se peut à cette idée de transformation miraculeuse dont pouvait parler Ernst Gombrich.
Or, si celle-ci aboutit, plus que de transformer le langage en art de la suggestion qui se donne à voir, permet, en plus du plaisir esthétique qu’il produit, d’offrir à son sujet de nouveaux référentiels.
Cette pratique de l’hypnose thérapeutique, à l’orée des analyses de l’anthropologie des expériences esthétiques, semble nous offrir un nouvel axe pour la [re]découvrir. Quand d’un côté, l’action performative de l’expérience esthétique permet la revendication politique à mesure qu’elle en accompagne les changements (comme dans le cas des Arts Océaniques pour se réapproprier sa culture et ses savoir-faire face à l’Occident), de l’autre, elle semble également permettre, comme dans le cas de l’hypnothérapie où l’audience est des plus limitée, la transformation individuelle, et ce, même quand le cadre légitime de l’Art semble disparaître derrière celui des arts du soin.
Franz Boas exprimait dans son introduction de L’art primitif que « l’expérience, traditionnellement, nous a appris à considérer que les évènements objectifs obéissent à des causes bien déterminées. En ce domaine règne une causalité inexorable : nos états mentaux sont sans influence sur le monde extérieur. D’où notre hésitation étonnée devant les techniques de l’hypnose et de la suggestion, où ces distinctions perdent leur netteté ». Il semblerait, alors que l’intentionalité de A. Gell semble déjà dépasser les limites de cette causalité, que l’art, comme potentiel signifiant, possède en elle cette capacité de transformation commune à la thérapie, et qui permet dans une certaine mesure, à nos états mentaux d’influencer le monde extérieur.
Alors que d’un côté la culture se retrouve tout entière dans la production artistique par ses formes types, et alors qu’elle dessine les contours d’un modèle esthétique idéal-type, ne porte-t-elle pas, par le même biais, les possibilités de sa transformation ?
En plus d’en être les agents, ne sommes-nous donc pas les acteurs d’une production / reproduction sociale par l’art ?
Voir aussi l’article Hypnose et cinéma
Source : Thomas De Carvalho