Milton Erickson : le meilleur hypnothérapeute

 Sommaire

1 – Pourquoi Milton H. Erickson est-il considéré comme le meilleur hypnothérapeute ?

2 – Un gars de la campagne

3 – Milton Erickson, thérapeute et patient ? L’utilisation des symptômes

4 – Les débats universitaires du l’hypnose

5 – La directivité stratégique indirecte d’Erickson : l’énurésie des jeunes mariés

6 – La thérapie ordalique et l’apprentissage

7 – Aux origines du chaos

8 – Le language : l’humour et la subjéctivité de la transe

9 – La stratégie en thérapie

1 – Pourquoi Milton H. Erickson est-il considéré comme le meilleur hypnothérapeute ?

Milton Hyland Erickson (1901 – 1980) était un psychiatre et psychologue américain. Sa pratique innovante de l’hypnose, la richesse de sa démarche ainsi que les nombreuses personnes qu’il a su inspirer au cours de ses années d’enseignement et de pratique, fait que beaucoup le considèrent comme le meilleur hypnothérapeute de l’histoire.

Voir aussi : Histoire de l’hypnose

Milton Erickson a écrit de nombreux articles au cours de sa vie. Mais il n’a jamais écrit de livre expliquant sa méthode. Ce que nous en savons aujourd’hui nous vient principalement de ses différents élèves : Jay Haley, Ernest Rossi, Jeffrey Zeig, Stephen Gilligan ou encore William O’Hanlon.

Son héritage est aujourd’hui si présent que la grande majorité des hypnothérapeutes est formée en hypnose ericksonienne. Dans d’autres domaines que l’hypnose, comme la Programmation Neuro-Linguistique (PNL), la thérapie familiale ou les psychothérapies brèves, son empreinte demeure présente, quarante ans après sa mort.

S’il n’a jamais souhaité écrire de livre sur sa méthode, c’est parce qu’elle était en perpétuelle évolution. Jamais figé. En plus des nombreuses techniques qu’il employait et dont chacun de ses élèves a semblé saisir une facette, sans appréhender totalement la réalité de l’ensemble, en plus de ces techniques c’est aussi son état d’esprit qui fascine. À la fin de sa vie, surnommé « le magicien du désert », il était auréolé d’une sorte d’aura mystérieuse qui le rendait à part. Il pouvait faire grossir des poitrines, guérir des maladies auto-immunes, soigner l’eczéma. Même diminué par la poliomyélite à la fin de sa vie, il sera capable de continuer à travailler parfois longtemps. Il faisait des séances de quelques minutes parfois, et lorsqu’il le jugeait nécessaire des séances de plusieurs heures. Milton Erickson travaillait avec sa voix, avec son esprit, mais aussi et surtout avec les ressources intérieures de ses patients. Sa méthode n’était pas figée, car il devait s’adapter en permanence, à chaque nouvelle personne, à son langage, à son attitude, à sa construction psychologique.

Tout cela est passionnant et d’une richesse extrême. Pourquoi Milton Erickson est-il considéré comme le meilleur hypnothérapeute ? D’abord, il possédait une intuition thérapeutique remarquable. Cette dernière lui a permis de développer une grande variété d’approches stratégiques au cours de sa carrière. Ensuite, il était un fin technicien. Connaître les techniques est une chose, mais Erickson les maîtrisait à la perfection. Il était capable d’être attentif aux mouvements des yeux, aux mouvements de respiration ainsi qu’aux mimiques particulières que les gens prononcent sur certains mots sans s’en rendre compte, et tout cela en même temps ! Il était capable de s’adapter en direct à toutes ces informations auxquelles il accédait, et bien d’autres, afin d’orienter ses patients dans une direction stratégique sans leur imposer ses propres choix.

Enfin, il disposait d’une condition physique qui, quoique vacillante du point de vue de la santé, comme nous le verrons dans la suite, était parfaitement adaptée à son travail d’hypnothérapeute. Comprenez : au-delà des techniques et de l’instinct du thérapeute, le travail en hypnose requiert que le praticien soit lui-même en état d’hypnose. Il faut des années et des années d’entraînement pour être capable de rester plusieurs heures d’affilée, tous les jours ou presque, en état d’hypnose, sans être fatigué ensuite. La plupart des gens se sentent fatigués après une séance d’hypnose. Erickson faisait parfois des séances de dix heures où il restait avec ses patients tout le long de la séance. Il était présent, en état d’hypnose, à leurs côtés. Il demeurait attentif à tous leurs mouvements et attitudes afin de les guider au mieux et d’adapter en direct son travail.

Milton Erickson est considéré comme le meilleur hypnothérapeute, car son parcours et ses capacités hors normes inspirent à tous les thérapeutes qui connaissent son travail, un sentiment d’humilité accompagné d’une vivifiante inspiration créatrice. 

En savoir + sur l’hypnose ericksonienne

Mais faisons connaissance plus amplement avec le protagoniste de notre article…

2 – Un gars de la campagne

Milton Erickson naît dans une petite ville minière aujourd’hui disparue, dans le Nevada. Nous sommes en 1901. Alors qu’il est enfant, ses parents achètent une ferme dans le Wisconsin pour y élever leur nombreuse famille. Le jeune Milton a un frère et sept sœurs. Tous participent aux travaux de la ferme et Milton se verrait bien dans l’agriculture plus tard.

À l’âge de dix-sept ans, un événement brutal vient interrompre le cours de cette existence : Milton contracte la poliomyélite et doit demeurer alité. Un soir, les médecins annoncent à ses parents qu’il ne passera pas la nuit.

L’épisode qui suit prend des dimensions bibliques : Milton demande à sa mère de placer le lit devant la fenêtre, afin qu’il puisse voir le soleil se coucher une dernière fois.

Erickson jeune

Erickson College

Dans l’Antiquité, un féroce débat opposa Platon le philosophe, à Gorgias le sophiste, sur la fonction du langage. Les mots prennent du sens par rapport à un contexte, mais que se passe-t-il si nous nous focalisons sur un seul mot ? Prenons le mot « hypnose » ; qu’est-ce que l’hypnose ? 

Pour Platon, les mots recèlent une part de vérité, ainsi que les ombres qui s’agitent sur les murs de la caverne dans sa célèbre allégorie. « La connaissance des mots conduit à la connaissance des choses » écrit-il. Platon aurait sans doutes considéré que derrière le mot « hypnose » il y avait une vérité objective, quelque chose de réel, tangible.

Sans n’avoir jamais entendu parler d’hypnose, Milton Erickson fit ainsi ses premières expériences de transe. En s’absorbant dans la contemplation du monde extérieur avec la curiosité d’un jeune homme, il développa un sens aigu de l’observation et du mouvement. En cherchant à saisir ce mouvement dans son propre corps, il parvint peu à peu à se rééduquer. Un an et demi après qu’il soit devenu paralytique, il était de nouveau capable de marcher à l’aide de béquilles. Il savait qu’il ne pourrait pas reprendre la ferme familiale avec sa santé vacillante. Son propre cursus médical en tant que patient lui ayant sans doute donné goût à élucider les liens mystérieux qu’il perçoit entre l’esprit et le corps ; il décide à 20 ans de s’inscrire à l’université pour y suivre des cours de psychologie et de médecine.

Malgré ce changement de parcours, Milton H. Erickson restera toujours au fond de lui un « gars de la campagne ». C’est à dire quelqu’un avec un sens du pratique, du concret ainsi qu’un rapport à la terre et aux racines, particulier. On peut le voir dans sa défense de l’approche naturaliste en hypnose. Dans un article de 1958, il défend son utilisation lors de l’induction. Il écrit « Par approche naturaliste, on entend l’acceptation et l’utilisation de la situation rencontrée sans tentative pour la restructurer psychologiquement. En procédant ainsi, on s’appuie sur le comportement et on l’intègre à l’induction de transe, au lieu de le considérer comme un obstacle. »

On peut le voir également dans sa faculté à s’adapter à tous ses interlocuteurs, qu’ils soient notables, chômeurs, employés, paysans ou enfants. Victor Hugo écrit de l’évêque Myriel « Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les âmes. » Milton Erickson fait sienne cette description. Il utilise les mots de ses patients, leur façon de parler, leur attitude, pour communiquer au plus juste avec leur inconscient. Rossi écrit dans un symptôme à la Lumière : « Erickson et moi-même avons considéré “l’implication“ comme l’aspect essentiel de la dynamique de la suggestion, étant donné que ce n’est pas tant ce que dit le thérapeute, mais ce que fait le patient de ce que dit le thérapeute, qui est important. (…) Le thérapeute ne fournit qu’un stimulus ; l’aspect hypnotique des implications psychologiques est construit, à un niveau inconscient, par celui qui écoute. »

C’est pour que ce stimulus soit au plus proche du langage inconscient de ses patients que Milton Erickson réemployait leurs propres mots afin de stimuler leurs propres processus adaptatifs.

Dans ses inductions, il pouvait parler d’horlogerie comme d’horticulture ou de séries télévisées. En lisant ses différents articles, on s’aperçoit qu’il était passé maître dans l’art de créer un rapport de travail avec n’importe qui.

Bien qu’il ait eu les pieds bien ancrés sur terre, Milton Erickson avait aussi, comme nous allons le voir, la tête dans les étoiles…

3 – Milton Erickson, thérapeute et patient ? L’utilisation des symptômes

On considère souvent que l’hypnose permet d’amener des états modifiés de conscience (EMC). L’une des raisons pour lesquelles Milton Erickson s’est senti particulièrement intéressé par l’hypnose au cours de ses études de médecine réside peut-être dans les états normaux de conscience qu’il a expérimentés au cours de sa jeunesse.

D’abord, Milton Erickson est daltonien. Pour quelqu’un qui ne l’est pas, c’est toujours une chose difficile à concevoir. Les personnes peu au fait de cette anomalie génétique s’imaginent que le daltonien confondrait les couleurs, par exemple qu’il prendrait du rouge pour du vert et inversement, ce qui ne serait in fine qu’un problème de vocabulaire.

En vérité, le problème du daltonien se situe au fond de sa rétine : normalement tapissée de trois différents types de cônes, chacun capable de percevoir différentes longueurs d’onde (correspondants aux couleurs bleu, vertes et rouges), l’anomalie du daltonien suscite l’absence d’un ou de plusieurs types de ces cônes, résultant pour la personne affectée d’une incapacité à distinguer les nuances dans les couleurs proches.

Il est parfois considéré que les daltoniens peuvent avoir un avantage pour la chasse, mais l’on ne voit pas très bien en quoi le fait de moins bien voir serait susceptible d’apporter quelques bienfaits dans quelques domaines que ce soit.

En fait, ce n’est pas le handicap en lui-même qui rendrait miraculeusement apte à voir un monde auquel le commun des mortels n’aurait pas accès. C’est plutôt les conséquences de ce handicap. En étant moins à même de percevoir les couleurs que les autres, les daltoniens tendent à développer une vue différente. Ainsi, ils vont davantage faire attention aux textures, aux volumes, aux surfaces. Ils peuvent apprécier certaines couleurs que d’aucuns jugeraient excentriques, ce qui était le cas d’Erickson : il adorait la couleur violette et son bureau était rempli d’objets de cette couleur.

Du fait de ce handicap, Erickson a donc probablement développé dès l’enfance un regard très particulier sur le monde qui l’entourait. Mais ce n’était pas son seul handicap : il était également amusique. Cette anomalie neurologique empêche la personne qui en souffre de percevoir le rythme et le sens d’une mélodie.

Difficile de se rendre compte de ce à quoi l’état normal de conscience d’Erickson devait ressembler. Récemment, j’ai eu l’occasion de participer à une soirée silencieuse organisée à la Cité des Sciences de Paris. Chaque visiteur recevait un casque en entrant, sur lequel il pouvait choisir parmi plusieurs fréquences les différentes ambiances musicales que les DJ s’employaient à créer.

Vers minuit, la plupart des visiteurs s’étaient réunis sur la piste de danse, en face de la passerelle centrale où étaient suspendus un planeur ainsi qu’un hélicoptère. Si j’essaye de me représenter ce que pourrait être le monde pour un amusique, c’est à cette scène plutôt surréaliste que je pense. En coupant le casque, il était possible d’errer en silence au milieu de la foule qui se trémoussait, chacun dansant selon des rythmes que je ne percevais pas. Au début, tout était extrêmement confus, je ne percevais qu’un ensemble hétéroclite de bras et de jambes qui appartenaient à cette foule chaotique et semblaient s’en échapper sans aucun sens apparent. Puis progressivement, le nombre de canaux musicaux étant limité, je vis apparaitre une certaine logique au milieu de ce chaos. Les personnes qui écoutaient la même musique semblaient se regrouper inconsciemment pour danser ensemble. À un moment, une centaine de personnes se prirent à chanter en rythme « I love rock’n’roll ! » et je décidais d’allumer à nouveau le son.

Est-ce que cette expérience était semblable à ce qu’Erickson vivait au quotidien ? Impossible de le savoir avec certitude. Grâce aux récents travaux d’Ernest Rossi, ami et élève de Milton Erickson, sur le rôle des rythmes ultradiens en hypnose, nous savons aujourd’hui que le célèbre hypnothérapeute travaillait avec ces rythmes. Les recherches sur ces rythmes ultradiens sont récentes et ont même valu à certains de leurs auteurs le Prix Nobel de médecine 2017.

Comment la vue particulière et la perception atypique des rythmes que possédait le psychiatre lui ont-elles permis de révolutionner le domaine moribond à l’époque de l’hypnose ?

On ne peut résumer le personnage de Milton Erickson à ses handicaps. Ne peut-on pourtant pas considérer qu’il fut le premier sujet de l’approche utilitariste qu’il développera au cours de sa carrière ?

En 1965, il publie un article sur l’utilisation des symptômes en hypnothérapie. Il y écrit « Le comportement du patient fait partie du problème qui est amené dans le bureau ; il constitue l’environnement personnel au sein duquel la thérapie doit prendre effet. (…) Puisque tout ce que le patient apporte dans son bureau est, d’une certaine manière, à la fois un aspect de lui-même et une partie de son problème, le thérapeute se doit d’évaluer la situation dans son ensemble d’un œil compatissant. »

Il cite ensuite le cas de George, la trentaine, qui est interné depuis six ans dans un hôpital psychiatrique. À part « Bonjour, je m’appelle George » il ne s’exprime qu’en « salade verbale ». Malgré les tentatives répétées des différents internes afin d’établir le contact, personne n’y est parvenu. En dactylographiant et étudiant son langage, Erickson parvint à le reproduire afin d’entamer le dialogue. D’abord en salade verbale, puis progressivement en anglais. Au bout d’un an, raconte-t-il, le patient pouvait quitter l’hôpital et avait trouvé un travail.

Nous reparlerons de l’approche utilisationelle d’Erickson plus loin. Retrouvons le jeune Erickson en 1923. Après un périple de près de 2000 kilomètres en canoë à travers les lacs du Wisconsin, il peut de nouveau marcher sans béquilles et a retrouvé une bonne forme physique. Il se marie et participe pour la première fois à un séminaire d’hypnose…

4 – Les débats universitaires sur l’hypnose

Clark L Hull

À l’université, son professeur d’hypnose s’appelle Clark L. Hull. Il anime un séminaire où Erickson put prendre connaissance de l’état des savoirs en place. Des années plus tôt, un débat avait eu lieu en France entre l’école de Paris et l’école de Nancy. Dans les années 1880, des médecins et neurologues parisiens comme Jean-Martin Charcot, ou nancéiens comme Ambroise-Auguste Liébeaut ou Hippolyte Bernheim, avaient chacun tentés de saisir l’hypnose par un bout différent.

Sans entrer trop en détail dans la richesse de leurs débats, il est possible d’en comprendre l’essentiel en simplifiant. Pour les uns, l’hypnose trouve sa source dans la suggestion, c’est à dire, l’idée qui est donnée. L’induction hypnotique, c’est-à-dire le passage vers l’état d’hypnose, se fait via l’augmentation du niveau de suggestibilité. Plus sa suggestibilité est haute, plus un sujet va manifester une propension à se comporter conformément aux instructions qui lui sont données. La particularité de l’état hypnotique tient ici essentiellement au caractère automatique de l’action, c’est-à-dire au fait qu’il soit exécuté indépendamment de l’action volontaire du sujet, et parfois même hors de sa conscience. On parlera alors d’états somnambuliques, lorsque l’individu semble réagir comme un automate.

Pour les autres, au rang desquels Jean-Martin Charcot de la Salpêtrière, à Paris, l’essentiel de l’hypnose n’est pas dans les suggestions, mais dans les modifications physio-biologiques qu’elle provoque. Il parvient à réhabiliter l’hypnose comme sujet d’étude scientifique en 1882. Un siècle plus tôt, un débat similaire avait eu lieu, où l’idée de la simple suggestion avait prévalu sur celle, qui était alors avancée, de forces magnétiques à l’œuvre.

Le professeur d’Erickson considérait l’hypnose essentiellement du point de vue de la suggestion. En conséquence, il cherchait à trouver les meilleurs protocoles, ceux qui permettraient une approche la plus scientifique qui soit du phénomène. 

Le jeune Erickson se détache bien vite de cette pratique qu’il trouve trop rigide et protocolaire. Il préfère explorer de nouvelles méthodes expérimentales d’induction afin de découvrir les mystères de cet état qui, pour lui être familier, n’en demeurait pas moins inconnu. Dans un article de 1948, Milton Erickson expose très clairement sa vision de la suggestion.

« La considération suivante porte sur le rôle global de la suggestion en hypnose. On avance trop souvent, de manière mal fondée et injustifiée, que, comme l’état de transe est induit et maintenu par la suggestion, et comme les manifestations hypnotiques peuvent être suscitées par la suggestion, tout ce qui se développe en hypnose doit nécessairement être entièrement le résultat de la suggestion et fondamentalement une expression de celle-ci.

En réalité, c’est tout le contraire de ces perceptions erronées (…) L’induction et le maintien d’une transe permettent de disposer d’un état psychologique spécial dans lequel le patient peut ré-associer et ré-organiser ses complexités psychologiques internes et utiliser ses propres aptitudes d’une manière qui est en accord avec ses expériences de vies personnelles. L’hypnose ne change pas les gens (…) Elle sert à leur permettre d’en apprendre plus sur eux-mêmes et de s’exprimer d’une manière plus adaptée. »

Erickson, dans ses jeunes années, cherche donc à libérer l’hypnose de ses scripts, ses protocoles et même de son nom ! Il proposa ainsi plusieurs fois la même expérience à des étudiants, en la leur présentant soit comme un exercice d’hypnose, soit comme un test de concentration, afin d’observer l’effet de suggestion que pouvait avoir le mot « hypnose ». Il observa que si le fait de mentionner le mot « hypnose » facilitait l’hypnose, il était aussi possible de la provoquer de manière détournée.

Le problème majeur que rencontrait la recherche dans le domaine, à cette époque, était relatif à l’utilisation de la suggestion. Grâce à cette pratique, apprise auprès de Charcot, Sigmund Freud était parvenu à découvrir l’inconscient. Mais il s’était aperçu que révéler de manière abrupte ce que l’inconscient de ses patients avait dévoilé sous hypnose ne fonctionnait pas. Ses patients tombaient systématiquement en dépression. L’idée de la psychanalyse est née suite à l’abandon de l’hypnose par Freud. Il souhaitait une méthode douce, qui tiendrait compte de l’existence de l’inconscient, mais qui ne s’emploierait plus à entrer en contact directement avec ce dernier. Le psychanalyste écoute et explore le langage de son patient, afin d’amener ce qui a été refoulé et qui est cause d’un symptôme, à se révéler progressivement sous la forme d’associations libres, de lapsus, de rêves, etc.

La suggestion directe donc, dont Freud avait perçu les limites, était alors la seule voie envisageable, faute de mieux, pour qui souhaitait pratiquer l’hypnose. Or, si la suggestion directe avait fait ses preuves, elle rencontrait cependant deux problèmes essentiels. Le premier est que beaucoup de personnes y étaient insensibles. Difficile de considérer l’hypnose comme une pratique sérieuse si une grande partie de la population n’est « pas hypnotisable » pour des raisons mystérieuses. Le deuxième problème, c’est que la suggestion hypnotique directe n’est pas durable dans le temps. Quand un hypnotiseur de spectacle déclare à son sujet qu’il est dans un film d’action. S’il ne le « réveille » pas, que se passe-t-il ? La personne est-elle définitivement et irrémédiablement bloquée dans ce film d’action jusqu’à ce que l’hypnotiseur daigne la libérer ?

Non, bien sûr. Les suggestions directes ne durent jamais dans le temps. Comme l’eau le long d’un tronc d’arbre, les suggestions durent tout le temps que la pluie tombe, puis s’évaporent ou s’enfouissent au sol dès que le temps change.

C’est pour ça que lors d’une séance pour l’arrêt du tabac, je ne cherche pas à vous dégoutter de la cigarette. Ce serait une suggestion, vous seriez écœurés quelques jours et tout recommencerait comme avant. Ce que je fais, c’est provoquer une transe ericksonienne, c’est-à-dire une transe qui suit les rythmes biologiques découverts par Erickson et qui correspondent à des pics d’activité cellulaire où les capacités d’apprentissage et de changement sont maximales. J’utilise mon expérience de psychanalyste afin d’observer attentivement votre langage. Cela me permet au moment de l’hypnose de m’effacer totalement. Je n’utilise que vos mots. Il n’y a aucune suggestion de ma part, puisque je m’efface totalement. En utilisant vos propres mots en accord avec l’évolution de vos rythmes, qui surviennent tout au long de la transe, cela permet à l’hypnose d’agir à son plein potentiel pour ce genre de problématique. Les rythmes ultradiens avec lesquels je travaille pour le sevrage tabagique sont différents de ceux que j’utilise pour toutes les autres demandes. Une séance pour l’arrêt du tabac dans mon cabinet à Paris ou Angers dure fréquemment trois heures. (Consulter article sur l’arrêt du tabac pour plus d’information)

Voici ce qu’écrit Erickson à propos de la suggestion directe :

« La suggestion directe repose principalement, même si cela n’est pas délibéré, sur l’hypothèse que tout ce qui se produit en hypnose provient des suggestions données. Cela implique que le thérapeute a le pouvoir miraculeux d’effectuer des changements thérapeutiques sur son patient, et néglige le fait que la thérapie résulte d’une resynthèse intérieure du comportement du patient effectuée par le patient lui-même. Il est vrai qu’une suggestion directe peut provoquer une modification du comportement du patient et entraîner une guérison symptomatique, au moins temporaire.

Cependant, une telle “guérison“ n’est rien d’autre qu’une réponse à la suggestion et n’implique pas cette ré-association et cette réorganisation des idées, des compréhensions et des souvenirs qui sont tellement essentielles pour une guérison véritable. »

Les débats universitaires autour de l’hypnose n’avaient pas significativement avancé depuis trente ans au moment où Milton Erickson en prend connaissance. Dès le début, il se distingue par une approche novatrice qui, plus qu’une troisième voie tracée entre les écoles de Paris et Nancy, s’appuie aux contraires sur leurs fondations pour y intégrer l’existence de l’inconscient.

Contrairement à ce que pensent certaines personnes qui connaissent mal le travail du psychiatre, il était un fervent utilisateur de la suggestion directe. Les remarques ci-dessus au sujet de la « suggestion directe » concernent son utilisation, pour ainsi dire, « directe ». Dans la vision classique de la suggestion, si un patient vient consulter un hypnothérapeute pour un problème d’énurésie, le thérapeute, après avoir induit une transe hypnotique selon des protocoles stricts et standardisés serait amené à suggérer quelque chose comme « À partir de maintenant, vous êtes guéri de votre problème, chaque jour vous vous sentirez de mieux en mieux. »

Cela, explique Milton Erickson, ça ne marche pas. Ça ne marche pas parce que la guérison apparente ne sera qu’une réponse à un stimulus extérieur. Il faudrait que le thérapeute refasse toutes les semaines la même séance pour relancer le comportement. De plus, en masquant le problème, dont le comportement n’est souvent qu’un symptôme, on prendrait le risque que le patient développe de nouvelles problématiques. Si les forces mentales qui sont à l’œuvre dans le symptôme sont privées d’expressions, elles chercheront de nouvelles manières de faire et donc potentiellement de nouveaux troubles apparaitront.

Le génie d’Erickson a consisté d’une certaine manière à faire la synthèse entre le savoir médical que ses études de médecine et de psychiatrie lui conféraient, et l’expérience intime de l’inconscient qu’il avait développé lors de sa convalescence. Les scientifiques reconnus qui s’étaient penchés sur la question de l’hypnose et de l’inconscient l’avaient jusqu’alors fait d’un point de vue extérieur. Ils « observaient ». Erickson, lui, vivait l’hypnose.

Ainsi, il semblait avoir une compréhension intuitive de comment il fonctionnait et était en conséquence capable d’anticiper la réaction d’un individu à une suggestion directe qu’il ferait.

Ayant observé que suggérer la guérison ne fonctionnait pas dans le temps et pouvait même provoquer des réactions indésirables, il en avait probablement déduit qu’en fonction des réactions attendues et des caractéristiques propres à la construction psychologique personnelle de ses patients, il pouvait suggérer beaucoup d’autres choses que la guérison pour aboutir à cette guérison.

Sur la question de l’énurésie, nous possédons justement un article d’Erickson qui est assez illustratif de son approche. On y voit très clairement l’utilisation indirecte qui est faite de la suggestion directe.

5 – La directivité stratégique indirecte d’Erickson : l’énurésie des jeunes mariés

Deux jeunes mariés vinrent trouver Milton Erickson à son cabinet pour un problème d’énurésie. Les deux mouillaient leur lit chaque nuit. Après leur nuit de noces, ils n’avaient pas osé aborder le sujet ensemble et s’étaient culpabilisés, chacun se sentant seul responsable. Au bout de neuf mois, ils avaient découvert qu’ils partageaient en fait le même problème et comme leur amour était ressorti grandi de cette complicité dans le malheur, ils avaient décidé de résoudre leur problème ensemble. Ils expliquèrent qu’ils avaient peu d’argent, mais que c’était vraiment très important pour eux d’être aidé. Milton Erickson donnait à cette époque des cours aux étudiants de médecine et le couple avait entendu parler du psychiatre grâce à certains de leurs amis qui l’avaient comme professeur et étaient très impressionnés par les talents de l’hypnotiseur.

Le couple demanda, en plus de ne pas payer, de ne pas être hypnotisé. Voici ce qu’Erickson écris à le sujet : « L’auteur les informa qu’il les acceptait comme patients dans un cadre purement expérimental et que leur obligation serait soit de tirer bénéfice du traitement, soit d’assumer la totalité de la charge financière pour le temps qui leur serait consacré. Ils donnèrent leur accord. (Cette inversion du “Guérissez-moi ou je ne paierai pas“ et souvent très efficace dans la thérapie expérimentale) »

Cette première réaction d’Erickson est fondamentale. Comment l’interpréter ?

L’hypnothérapie, ça commence par un rapport. Ce que fait le psychiatre à ce moment-là, c’est qu’il prend le pouvoir. Le fait pour le jeune couple de demander à la fois de ne pas être hypnotisé et de ne pas payer est d’une certaine manière une prise de leading. Pour être efficace, un thérapeute à besoin de leading (c’est ce que j’explique dans l’article sur le pretalk dans l’arrêt du tabac). Donc, Erickson répond à la demande « je veux être guéri et ne pas payer » par l’ordre « je vous que vous guérissiez sinon vous payerez » qui est sensiblement la même chose en termes de contenu, mais tout se joue ici sur sa posture de thérapeute. Il souhaite être obéi au doigt et à l’œil.

C’est d’ailleurs ce qu’il leur explique. Si on ne comprend pas bien la nature indirecte de cette approche, on pourrait être surpris de découvrir une posture si directive et autoritaire chez un thérapeute qui est pourtant resté célèbre notamment pour les nombreuses approches indirectes de la résolution de symptômes dont il a ouvert les voies.

« Vous êtes tous les deux très croyants, et vous m’avez tous deux donné une promesse que vous allez tenir. (…) Votre situation financière fait qu’il est pratiquement impossible de me voir souvent. Vous allez recevoir une thérapie expérimentale, et vous êtes absolument obligé soit d’en tirer bénéfice soit de me payer, quels que soient les honoraires qui me paraitraient raisonnables. Si vous en tirez bénéfice, le succès de ma thérapie me récompensera de mes efforts et cela sera tout profit pour vous. Si vous n’en tirez aucun bénéfice, tout ce que je recevrais pour mes efforts sera des honoraires, et ce sera alors une double perte pour vous, mais pour moi ce ne sera qu’une déception instructive. »

Il leur explique ici qu’obéir à ses instructions est une question de foi, de cœur, de raison et de logique. En tant que thérapeute professionnel, il se dégage totalement de tout affect personnel qu’il pourrait y avoir à son encontre. Il leur explique que dans tous les cas, il y aura une rétribution professionnelle pour lui, soit dans le succès, soit dans l’honoraire. Ainsi, il évacue du rapport le fait que certains de ses élèves soient des amis du couple, c’est un rapport expérimental explique-t-il, strictement professionnel.

« Voici ce que vous devrez faire. Chaque soir, vous devrez boire autant que vous le voudrez. Deux heures avant d’aller au lit, verrouillez la porte de la salle de bain après avoir bu un verre d’eau. Au moment du coucher, mettez-vous en pyjama puis agenouillez-vous côte à côte sur le lit, face à vos oreillers et de manière délibérée, intentionnelle et simultanée, mouillez le lit. Cela va peut-être être difficile, mais vous devez le faire. Puis allongez-vous et endormez-vous, en sachant tout à fait bien que, pour ce qui est de mouiller le lit, c’est fait et terminé pour cette nuit, que rien ne peut le rendre notablement plus mouillé. Faites cela tous les soirs, et peu importe à quel point vous détesterez cela ; vous avez promis, même si vous ne saviez pas sur quoi portait cette promesse, donc vous êtes obligés. Faites cela tous les soirs pendant deux semaines, c’est-à-dire jusqu’au samedi 17. Le dimanche soir, vous pourrez vous exempter de cette tâche : vous pourrez ; cette nuit-là, vous étendre et vous endormir dans un lit sec. »

Nous avons expliqué qu’en hypnose classique, une suggestion pour stopper l’énurésie aurait pu être « Vous êtes guéris, vous ne mouillerez plus jamais votre lit » et nous découvrons que Erickson fait exactement l’inverse : il leur prescrit le symptôme.

Sur la forme, il est difficile de faire plus directe et directif. Sur le fond, il est important avant toute chose de noter ceci : prescrire l’énurésie contre l’énurésie n’est pas la méthode de Milton Erickson. C’est la méthode qu’il a utilisée avec ce couple, à ce moment-là, parce qu’il a jugé que c’était la meilleure chose à faire. Là est la différence fondamentale : l’hypnose et les suggestions se font par et pour le patient en hypnose ericksonienne, alors qu’en hypnose classique la démarche est totalement inversée.

Si vous allez au spectacle de Messmer (lire l’article sur Messmer) plusieurs fois, vous constaterez que l’artiste fascinateur utilise toujours les mêmes inductions et les mêmes suggestions, quels que soient les sujets sur scène. Ça fonctionne, parce que c’est un cadre particulier. Certaines personnes qui connaissent mal l’hypnose en général confondent hypnose de spectacle et l’hypnose thérapeutique. En vérité, ce sont des choses aussi différentes que la salade de riz, la batavia et la salade mentale. Les gens qui viennent voir Messmer veulent vivre une aventure et ils sont prêts à se laisser envoûter quelques heures. Les gens qui vont voir des hypnothérapeutes veulent des changements rapides et durables ; tout en ayant dans le même temps souvent des résistances très fortes vis-à-vis des changements désirés (d’où leur présence chez un thérapeute). L’hypnose, ce n’est pas toujours de l’hypnose et réciproquement. D’où l’intérêt de cette approche très particulière d’Erickson sur le cas de ce jeune couple énurétique.

Il leur prescrit le symptôme. Et il le leur prescrit sans les avoir hypnotisés auparavant, on pourrait donc penser que ce cas ne relève tout simplement pas de l’hypnose. Voici ce qu’écrit Erickson à ce sujet : « à propos de l’utilisation de l’hypnose (…) l’ensemble de la procédure reposait sur une utilisation indirecte de l’hypnose. »

Avant d’aller voir le psychiatre, le jeune couple avait un problème. Ce problème, ils n’arrivaient pas consciemment à le résoudre, c’était un problème inconscient, dont la cause demeurait inconnue et source de culpabilité. En déplaçant le symptôme, Erickson provoque d’abord ce que l’on appelle un recadrage. Il change la perspective depuis laquelle on perçoit un ensemble de liens. Lorsque, comme ce couple, quelqu’un tire avec lui un même problème depuis des années sans parvenir à le résoudre, il peut se laisser à l’impression que toutes les possibilités ont été épuisées et qu’il n’y a rien d’autre à faire que se résigner.

Grâce au recadrage, la personne parvient à sortir la tête de l’eau, à « penser hors de la boîte ». Souvent lorsqu’un problème est résolu, il nous semble a posteriori bien plus petit que lorsque nous étions dedans. C’est qu’en nous enfermant dans des schémas limitants, les problèmes nous empêchent d’accéder à toutes les ressources dont nous aurions besoin pour trouver naturellement le chemin de la guérison. Grâce au recadrage, Erickson permet à ce couple de ne plus se soucier de trouver la cause de leur problème. Maintenant, la cause, c’est Erickson lui-même !

Il écrit : « De manière paradoxale, ils étaient forcés par la nature des instructions et la façon de les délivrer à faire un “libre choix spontané“ de comportement et de s’y conformer de manière convenable, sans savoir qu’ils avaient agi ainsi. » Maintenant que la cause du problème était connue et évacuée demeurait la question de l’action. Allaient-ils vraiment le faire ? Ils l’avaient promis bien sûr, mais dans l’intimité de leur chambre à coucher, le soir, ne risquaient-ils pas de s’observer avec gravité un moment avant d’exploser de rire, gêné, et d’oublier toute cette histoire ?

La stratégie d’Erickson repose ici sur leur culpabilité d’énurétique. En leur demandant d’assumer consciemment leur comportement, face à face autour du même lit, tout en leur interdisant formellement d’en parler entre eux, il ne fait que garder la même histoire en changeant légèrement la mise en scène. Il leur interdit d’en discuter entre eux afin de les amener à conscientiser leur manque de communication à ce sujet, part importante de leur culpabilité. Il y a donc un recadrage de cette culpabilité. Au lieu d’être cachée, elle est révélée. Et comme elle n’appartient plus aux obscurités des abysses, cette culpabilité peut maintenant évoluer, grandir, apprendre. Ce qu’explique Erickson, c’est qu’au cours des deux semaines où le couple du provoquer et subir cette situation, ils « se firent de leur propre chef une réserve de lits mouillés pour le restant de leur vie ». Quand ils eurent enfin le droit de le faire, « ils utilisèrent leur culpabilité d’énurétiques pour se “glisser“ dans un lit sec et s’en réjouir, un plaisir coupable dont ils continuèrent à profiter pendant trois semaines. »

Pour comprendre en quoi cette stratégie repose sur l’hypnose, il faut connaître la fin de la suggestion qui a été donnée au couple :

« Le lundi matin, le 18, vous vous lèverez, vous repousserez les couvertures, et vous regarderez le lit. Si vous voyez un lit mouillé alors et seulement alors, vous allez vous rendre compte que vous aurez devant vous trois nouvelles semaines à vous agenouiller et à mouiller le lit. Vous avez vos instructions, il ne doit y avoir ni discussion ni débat entre vous à ce propos, uniquement le silence. Il ne doit y avoir qu’obéissance, et vous savez et vous saurez quoi faire. »

Sur la formulation, nous sommes dans de l’hypnose directe. La précision qui est donnée avec la présence des couvertures permet à Erickson de rendre son discours hypnotique en amenant l’attention de ses interlocuteurs à se focaliser sur des détails. Par ailleurs, même si Erickson ne les avait pas formellement hypnotisés, il s’était synchronisé sur eux et était lui-même entré en état d’hypnose, ce qui avait eu pour effet, grâce au leading (voir l’article sur le pretalk dans l’arrêt du tabac), de mettre le couple en hypnose sans qu’ils s’en rendent compte.

Donc il leur dicte un comportement très précis, avec la présence notable d’une variable : « Si ». Si vous voyez un lit mouillé, alors.

Milton Erickson, malgré la formulation directe de son discours, est en vérité très permissif puisqu’il laisse le choix au comportement d’accepter le changement ou de redevenir comme avant. On parle aujourd’hui de « signaling » pour cette technique. Le signaling, c’est communiquer avec l’inconscient au moyen de signaux. La manière la plus évidente d’utiliser cette technique, c’est l’écriture automatique. Mais ici, les contraintes posées par le couple font que Erickson ne peut pas les hypnotiser formellement. Quand Erickson explique au couple que deux cas de situation sont possibles, il s’adresse en réalité à leur inconscient en leur proposant un signal : sec pour oui, mouillé pour non en quelque sorte.

Dans ses commentaires, le psychiatre explique : « Pour comprendre ce cas, il pourrait être souhaitable de garder à l’esprit la démonstration que font souvent les jeunes enfants du droit de prendre une décision par eux-mêmes. » Il est parfois considéré que l’inconscient agirait comme un enfant. En mettant leur énurésie, comportement qui n’avait pas évolué depuis leur enfance, sur le devant de la scène, Erickson l’oblige quelque part à grandir, à prendre des décisions. Il parvient à focaliser leur attention sur le plaisir qu’ils avaient à s’endormir dans un lit sec, chose auparavant masquée par leur culpabilité.

En hypnose classique, il pourrait être envisageable de suggérer « vous appréciez le bonheur de vous endormir dans des draps secs ». Ce qu’Erickson fait est différent. Il ne suggère pas le plaisir, il suggère quelque chose d’autre qui amène le couple à découvrir par lui-même ce plaisir. Mais s’il était entaché du déplaisir de découvrir chaque matin que la situation demeurait inchangée, ça ne serait pas un succès. Erickson utilise donc ce plaisir comme moyen de dialogue et d’apprentissage avec l’inconscient afin de l’inciter à prendre une décision, à s’engager. L’humidité du lit n’est plus une fatalité, elle devient un outil de communication.

Erickson de conclure : « L’étape finale pour eux fut ensuite de donner corps à une solution totalement satisfaisante et de leur propre invention, un bébé, la solution qu’ils avaient mentionnée et dont l’évocation les avait amenés à reconnaître mutuellement leur énurésie. »

Erickson tenait compte dans son approche de l’âge de ses patients et des étapes de leur vie auquel cela correspondait. Erickson lui-même était issu d’une famille nombreuse et eut huit enfants. Surmonter leur problème d’énurésie correspondit donc au franchissement d’une étape dans leur vie. C’est là encore qu’on observe que le travail d’Erickson est un travail global. Il ne s’attaque pas aux symptômes, il cherche à provoquer des changements plus généraux qui permettent de susciter un nouvel équilibre.

Le concept d’hypnose ericksonienne est d’une amusante manière un oxymore : le caractère essentiel d’Erickson étant de réinventer l’hypnose à chaque nouveau patient, la seule constante dans son approche, c’est le changement.

En conséquence, il a inspiré de nombreux courants de thérapie. Par exemple, ce que nous venons de voir avec l’énurésie est de l’hypnose, mais c’en est une forme particulière que l’on appelle thérapie ordalique. Ordalique, c’est à dire où le thérapeute donne des tâches à accomplir.

6 – La thérapie ordalique et l’apprentissage

Dans son livre Milton Erickson, un thérapeute hors du commun, Jay Haley montre comment Erickson donne fréquemment des tâches à accomplir à ses patients. C’est ce que l’on appelle la thérapie ordalique. Les racines de ce mot proviennent du vieil anglais ordal qui a donné ordeal, l’épreuve. Au Moyen-Âge, l’ordalium désigne le jugement de Dieu et il existait même une forme de procès nommé « Ordalie » où l’accusé devait surmonter des épreuves si difficiles qu’on supposait que Dieu l’avait innocenté dans le cas où il s’en sortait vivant.

Évidemment, Erickson a une approche incomparablement plus douce que celle des inquisiteurs du Moyen-Âge ; mais la référence permet de saisir l’approche ultra-directive qu’il prend à chaque fois. Les prescriptions de tâche d’Erickson sont obligatoires. Impossible de s’y soustraire, c’est comme si elles venaient de Dieu lui-même.
D’ailleurs, les tâches n’ont souvent aucun rapport immédiat avec le problème. Ontologiquement, accomplir la tâche qui a été assignée par le thérapeute modifie le rapport du patient au problème. Il y a différentes approches de ce phénomène.

Citons pour commencer le fantasque Alejandro Jodorowsky. Jodorowsky est un auteur, scénariste, réalisateur, un touche-à-tout très porté sur la spiritualité et l’inconscient. Il a développé une approche du tarot de Marseille qu’il nomme « psychomagie ». Il tire les cartes et s’emploie à y découvrir les symboles signifiants, puis lorsqu’il a écouté le consultant il lui donne alors pour consigne de réaliser un « rituel psychomagique ».

Nous savons qu’il est possible grâce à l’hypnose d’atteindre l’inconscient au moyen des mots, l’idée derrière la psychomagie est d’inviter la raison à parler le langage de l’inconscient au travers d’actes ayant une forte valeur symbolique. Il demande aux personnes d’utiliser des photos, des lieux emblématiques, des habits spécifiques, etc. 

Derrière l’aspect artistique de la démarche, le sens symbolique des actions permettrait, en se mêlant aux souvenirs, d’être interprété par l’inconscient comme une réalisation du problème. Par exemple, il proposa à une femme qui souhaitait faire le deuil de son père d’aller danser nue sur sa tombe à la pleine lune, après y avoir déposé un tampon usagé et un pot de miel. Chaque élément reprenant de manière symbolique des éléments évoqués par la consultante auparavant. La présence du tampon usagé faisant notamment référence au fait que la dispute remontait à des années plus tôt, alors qu’elle venait d’avoir ses premières règles.

Nous ne savons pas si Jodorowsky est un lecteur d’Erickson, mais la singularité de son personnage et de sa démarche permet de comprendre la portée symbolique que peut revêtir la thérapie ordalique.

Nous avons vu également sa portée stratégique, lorsqu’elle permet de recadrer un symptôme, souvent en le prescrivant avec de subtiles modifications.

Mais la thérapie ordalique peut également avoir une autre vertu. L’apprentissage.

La notion d’apprentissage est quelque chose de fondamental dans l’approche ericksonienne. Nous avons vu dans la partie précédente comment l’hypnothérapeute s’y était pris pour apprendre au jeune couple énurétique à apprécier la sensation d’un lit sec. Mais il ne faisait pas que cela ! Souvent, avant d’entamer une hypnothérapie avec un patient, il prenait le temps nécessaire, parfois une dizaine d’heures d’affilés, pour apprendre à son patient à entrer en transe et à développer naturellement et facilement des phénomènes comme l’hallucination ou l’écriture automatique. Ainsi, lorsqu’il commençait l’hypnothérapie à proprement parler, il pouvait utiliser l’hypnose de manière très spectaculaire, ce qui a contribué à alimenter sa légende.

Fréquemment, dans ses thérapies ordaliques, il demande à ses patients d’aller à la bibliothèque. Jay Haley note ainsi plusieurs cas de jeunes adultes désespérés que Erickson y a envoyés avec la consigne de s’y instruire dûment sur les mœurs papoues ou la sexualité animale.

La notion d’apprentissage est peut-être ce qui peut le plus clairement distinguer l’hypnose des vertus mystiques que lui attribuent certains illuminés. L’hypnose permet de faciliter les apprentissages, elle ne les remplace pas. Ainsi, à cette jeune femme obèse qui venait le consulter pour perdre du poids parce qu’elle était « une affreuse grosse dondon que personne ne peut regarder sans être écœuré » Erickson répliqua : « Savez-vous ce qu’est une bibliothèque ? Je veux que vous y alliez pour emprunter des livres d’anthropologie. Je veux que vous regardiez les femmes horribles de toutes sortes que les hommes épousent. Il y a des photos dans les livres de la bibliothèque. Les sauvages des peuplades primitives se marient avec des “machins“ pires que vous. »

D’abord, il accepte la réalité du patient. Elle se trouve horrible et a toujours eu l’habitude qu’on lui parle comme à une moins que rien. Partant de cette situation, il lui ordonne d’aller apprendre des choses apparemment sans aucun lien avec sa demande. Ce genre de thérapie que menait Erickson s’étendait sur plusieurs séances. Il découpait le problème en plusieurs problématiques et chaque séance servait à régler un aspect du problème. Il avait découvert que mener plusieurs séances pour un même problème était inefficace, car chaque nouvelle séance annule la précédente. Il l’invita donc au cours des différentes séances à aller se renseigner successivement sur l’anthropologie, la mode, il lui indiqua d’aller demander des conseils vestimentaires à des vendeuses, etc. L’hypnose ne pouvait pas remplacer un savoir empirique et cette femme devait se forger ses propres critères esthétiques avant d’être à même d’apprécier son allure à sa juste valeur et d’être à même de la changer selon ses goûts.

Au bout d’un an raconte-t-il, sa patiente avait stabilisé son poids dans les soixante-cinq kilos. Elle s’était fait refaire les dents, venait de se mettre en couple et avait trouvé un nouveau travail. Indépendamment des demandes des personnes qui venaient le voir, Erickson avait une vision précise du cycle de la vie familiale. Même si les patients ne le mentionnaient pas toujours, Erickson savait que leurs problématiques prenaient place dans un environnement familial, social, professionnel, particulier, et que l’âge du consultant avait une place importante. Les difficultés conjugales de l’époque de la maturité ne sont pas les mêmes que celle qui surviennent à la naissance des enfants ni à l’âge de la retraite.

Pour simplifier, considérons l’expérience suivante : si un hypnotiseur déclare à un sujet sous hypnose, « Maintenant vous parlez anglais », mais que cette personne n’a jamais appris l’anglais, que se passe-t-il ? Comme l’anglais est omniprésent, il est possible que son esprit arrive à réunir tous les mots d’anglais vu sur des publicités ou entendus dans des films de façon à baragouiner quelques phrases. Mais ce n’est pas parce que l’hypnotiseur déclare “vous parlez anglais“ que vous parlerez anglais.

Comme l’hypnose ne peut compenser un défaut de connaissance, Erickson utilise les outils hypnotiques pour motiver ses patients à apprendre de nouvelles choses. Il est fréquent que de jeunes adultes sortis du système scolaire intègrent l’université après une thérapie avec Erickson.

Si l’apprentissage est fondamental en hypnose ericksonienne, il procède souvent d’une phase de destruction créatrice. Milton Erickson utilisait la confusion pour créer le chaos au sein du problème. Apprentissage et chaos vont, pour ainsi dire, de pair.

En savoir + sur le chaos en hypnose ericksonnienne

7 – Aux origines du chaos

Margaret Mead

Gregory Bateson

En 1928, Erickson devient docteur en médecine et obtient également sa maîtrise de psychologie. Devenu stagiaire en psychiatrie, il doit arrêter l’hypnose quelques années. En 1934, il devient directeur de la recherche psychiatrique dans un hôpital du Michigan ; où il reprendra les expériences.
La Seconde Guerre mondiale lui donne l’occasion de rencontrer Gregory Bateson et Margaret Mead lors de recherches pour le gouvernement sur, entre autres, les effets de la propagande nazie. Bateson et Mead fonderont quelques années plus tard « l’école de Palo Alto » qui est un mouvement de pensée cherchant à appliquer des principes cybernétiques à la thérapie par la communication. Nous y reviendrons plus loin.

En 1948, en raison de sa santé vacillante, Milton Erickson déménage à Phoenix, en Arizona. Il y installera un cabinet privé et officiera dans cette ville jusqu’à la fin de sa vie en 1980. En 1957, il fonde l’American Society of Clinical Hypnosis et contribue à diffuser ses connaissances sur l’hypnose en rencontrant régulièrement des psychothérapeutes de l’école de Palo Alto.

À la fin de sa vie, paralysé dans son fauteuil, il possède néanmoins une aura si grande qu’il est surnommé le magicien du désert. Malgré son handicap, il parvient toujours à travailler, simplement grâce au son de sa voix avec laquelle il guide ses patients.

S’il était surnommé le magicien, c’est que sa pratique de l’hypnose semblait magique et si elle semblait ainsi, c’est que personne ne comprenait vraiment ce qu’il se passait lors de ses séances ; à dessein.

Milton Erickson a très tôt développé la technique de la confusion. En jouant sur la conjugaison des temps, les homonymes, les sens multiples d’un même mot ou des remarques hors contexte, il parvenait à maintenir l’esprit de ses sujets dans un effort permanent de compréhension. « Ces formulations conduisent progressivement le sujet, dans l’état de frustration dans lequel il se trouve à désirer profondément et à attendre un message qu’il puisse comprendre facilement et auquel il puisse aisément donner une réponse. »

Il raconte l’expérience suivante, lorsqu’il était étudiant. Il devait travailler au laboratoire de physique avec un camarade sur un projet. Ce projet était scindé en deux parties et Erickson et son camarade s’intéressaient à la même. Erickson décida donc de jouer un petit tour hypnotique à l’insu de son camarade. Voici ce qu’il raconte :

« Alors que nous étions en train de rassembler le matériel et les instruments nécessaires à l’expérience et de les regrouper en deux piles distinctes, je lui dis, au moment critique, calmement, mais d’un ton très convaincu : “Ce moineau a vraiment volé vers la droite, puis tout à coup vers la gauche et ensuite vers le haut, et je ne sais pas du tout ce qui s’est passé ensuite.“ Alors qu’il me regardait d’un air ahuri, je me saisis du matériel destiné à la deuxième partie de l’expérience et me mis au travail, et lui, perplexe, suivit simplement mon exemple en se mettant au travail avec le matériel destiné à la première partie de l’expérience. Il attendit que l’expérience soit presque terminée pour rompre le silence qui régnait en général quand nous travaillions ensemble : “Comment ça se fait que je fasse cette partie ? Je voulais faire l’autre partie.“ Je répondis simplement : “Ça semble s’être fait comme ça, tout seul.“ »

La confusion inhibe les comportements. En rendant son camarade confus, Erickson a bloqué son action de prendre la partie qu’il convoitait. Il a observé que l’attitude de son camarade s’était ensuite calquée par mimétisme sur la sienne.

Ayant remarqué ce phénomène, Erickson développa la technique à des visées thérapeutiques. La confusion, utilisée de manière stratégique peut permettre d’inhiber un comportement et surtout de lancer en réaction un processus créatif de recherche intérieure.

Erickson était très autoritaire et très permissif en même temps dans son approche. Autoritaire sur la forme puisqu’il faisait promettre des choses impossibles en usant pratiquement de chantage comme nous l’avons vu. Et permissif puisque, grâce à l’utilisation de la confusion, son rôle se cantonnait pour ainsi dire, à créer un terrain propice au changement. Il n’intervient pas à proprement parler dans la résolution du symptôme. Sur le cas du couple énurétique, une approche par la confusion permet de mieux comprendre le fonctionnement de la thérapie ericksonienne et de son approche innovante de l’hypnose.

Car, dans ce cas il n’est pas question d’hypnose, mais de structures hypnotiques. Nous avons précédemment expliqué que la mention de deux éventualités, le lit sec et le lit humide, était une façon implicite de créer un moyen de communication avec l’inconscient – un signaling.

Nous avions également expliqué que même s’ils n’en avaient pas conscience, le couple était en état d’hypnose pendant qu’Erickson leur donnait sa suggestion.

Mais comment s’assurer que l’hypnose continue de fonctionner quand Erickson ne serait plus là pour provoquer cet état ? Maintenant que nous comprenons comment fonctionne la confusion, nous pouvons mieux comprendre pourquoi, en plus d’avoir prescrit le symptôme, Erickson l’a prescrit de cette manière particulière.

La confusion, c’est donc prendre un élément qui a du sens dans un certain contexte et l’utiliser dans un autre. Pour le couple, le fait de mouiller le lit a du sens, mais seulement lorsqu’ils dorment. Déplacer ce comportement à un autre moment constitue un chamboulement si fort pour eux que lorsqu’ils se font face à face devant le lit, le soir, ils entrent de nouveau en état d’hypnose. C’est la situation qui crée la confusion, on pourrait aussi dire qui crée un état de choc.

C’est pour cela qu’il est possible de lire cette prescription de tâches à plusieurs niveaux.

Au premier niveau, nous l’avons expliqué, le fait de prescrire la tâche libère le couple du fardeau d’avoir à le porter. Ce n’était plus eux qui étaient la source de leur problème, mais leur thérapeute.

La compréhension de la confusion nous permet de lire un second niveau.

L’énurésie intervenait d’ordinaire au cours de la nuit. Peut-être trouvait-elle du sens au sein des rêves ? Plutôt que de chercher à comprendre le sens métaphorique profond que ce problème pouvait bien revêtir, ce qui aurait nécessitait une longue thérapie que le couple ne pouvait se permettre, Erickson choisit une voie plus directe. La confusion est ici utilisée pour inhiber le comportement en question. À chaque fois qu’ils sont confrontés à l’absurdité de la scène, la confusion permet d’activer les suggestions post-hypnotiques d’Erickson : ils sont à nouveau hypnotisés dans le but d’inhiber leur comportement énurétique.

Par cette hypnose, ils demeurent conscients, mais parviennent à communiquer avec les forces inconscientes à l’œuvre derrière leur comportement. Elles deviennent plus réelles, font davantage partie d’eux lorsqu’ils les incarnent à l’état de veille qu’au cours de la nuit. C’est ainsi que leur culpabilité d’énurétique apprend progressivement le plaisir qu’il y a à s’endormir dans des draps secs.

Par une unique séance, Erickson a apporté tellement de chaos dans leur énurésie qu’elle n’a eu d’autre choix que d’évoluer. Lorsqu’il parle de confusion, Erickson explique « Il s’agit, sous bien des aspects, d’adapter un procédé courant, que l’on rencontre tout particulièrement dans le domaine de l’humour ».

8 – Le language : l’humour et la subjectivité de la transe

Sigmund Freud s’est intéressé à l’humour dans son essai Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient publié en 1905. Il a découvert que l’humour procédait d’un processus de condensation avec formation substitutive. L’être humain doit s’adapter en permanence à son environnement et tenir compte des contraintes qui lui sont en permanence opposées. Il doit inhiber son comportement afin de rendre ses tendances comportementales socialement acceptables.

Réprimer ou inhiber une tendance nécessite un effort psychique. L’humour, par ce processus de condensation et de substitution, épargne dans une certaine mesure l’effort psychique nécessaire au maintien de l’inhibition en lui donnant une voie d’expression symbolique. Freud rattache ainsi ce processus de condensation avec formation substitutive à ce qu’il se produit dans les rêves, où les symboles qui y interviennent sont produits selon le même principe.

Il note également que le processus humoristique dispense d’une dépense affective. Il donne ainsi l’exemple du condamné à mort qui, amené un lundi devant la potence, s’écrie « La semaine commence bien ! »

Freud note « l’essence de l’humour réside en ce fait qu’on s’épargne les affects auxquels la situation devrait donner lieu et qu’on se met au-dessus de telles manifestations affectives grâce à la plaisanterie ».

Dans L’homme de février, qui relate une séance d’hypnose expérimentale d’Erickson, Rossi fait cette intervention à propos de l’argot, qui permet d’aller plus loin sur la fonction du langage :

« Dès qu’un mot d’argot pour le sexe est trop populaire, il devient trop grossier. Alors les gens doivent inventer un nouveau terme argotique qui possède moins d’associations avec le sexe si bien qu’il titille plus. Cela évoque les bases d’une nouvelle théorie de la fonction de l’argot. Les mots d’argot sont des inventions linguistiques toujours renouvelées qui donnent une nouvelle expression aux pulsions, d’une manière qui les libère du poids inhibiteur des malencontreuses associations du passé. Les mots obscènes, d’autre part, sont une attaque agressive sur la structure associative de celui qui écoute : les termes obscènes dérangent et détruisent les attitudes et la vision du monde de celui qui écoute, si bien que le locuteur peut imposer les siennes. En réalité, l’argot commence comme une tentative créative sensible pour exprimer des pulsions nouvelles ou socialement réprouvées. Une fois que le mot d’argot devient populaire, par contre, il se charge de tellement d’associations négatives que la société rattache à la pulsion à laquelle il se réfère, que le terme devient grossier ou obscène. (…)

La langue n’est pas un outil de communication statique, comme certains voudraient le croire. Au contraire, l’invention linguistique est une manifestation de l’évolution de la conscience et de sa lutte perpétuelle pour se libérer des limites et des contraintes qu’imposent les usages du passé ».

Nous voyons là que l’humour est une formidable porte sur les fonctionnements secrets du langage. Freud avait décelé que l’humour était un mécanisme de défense, pour éviter l’affect d’une situation, mais aussi pour donner une nouvelle expression aux pulsions inhibées.

Ajoutons à cela qu’une personne qui écoute une blague est dans un état d’esprit particulier. Elle est attentive, elle cherche à comprendre ce qu’il y a à comprendre, les jeux de mots, le sens implicite, etc. L’auditeur est en attente de la chute, il est alerte, il sait qu’il va se passer quelque chose d’intéressant. Autant d’attitudes qu’Erickson recherchait chez ses patients, afin qu’ils prennent part pleinement à leur thérapie.

Il a été remarqué assez tôt que les personnes en état d’hypnose faisaient preuve d’un littéralisme très marqué. Le littéralisme, c’est le fait pour un sujet de répondre très directement aux suggestions qui lui sont données. Par exemple, quelqu’un à qui on demande d’écrire, peut très bien « écrire » sans que cela soit lisible ou ait du sens. Un sujet sous hypnose à qui l’on demande de tenir un stylo ne va pas spontanément se mettre à écrire avec si on lui a simplement demandé de le « tenir ». Jouer ainsi que le fait Erickson, sur les homonymies ou le double sens des mots permet de provoquer l’hypnose, car les processus associatifs nécessaires à l’appréhension des multiples sens véhiculés par l’humour impliquent l’activation de schémas mentaux spécifiques.

Pourtant, bien que Erickson utilise des procédés de l’humour, il ne cherche à faire rire. Nous l’avons dit, le rire est un mécanisme de défense. C’est le propre de l’approche d’Erickson, l’approche utilisationnelle, que de « détourner » l’utilisation de schémas psychologiques préexistants afin de contribuer au succès de sa thérapie. On observe que son utilisation particulière des processus humoristiques « contourne » le mécanisme du rire. Il provoque la confusion en créant un décalage entre le ton sérieux qu’il adopte d’une part et les mécaniques humoristiques qu’il fait intervenir au cours de ses séances.

Ainsi, au lieu d’évacuer l’affect, son utilisation de l’humour a pour effet de mobiliser la conscience et ses défenses mentales, afin de permettre à l’inconscient de saisir les messages cachés dans le littéralisme et les multiples sens du langage.

Les raisons de cette utilisation stratégique du langage découlent directement de la synthèse qu’a opérée Milton Erickson dans les connaissances de l’hypnose de son temps. Nous avons expliqué que deux écoles de pensée s’affrontaient alors. L’école de Paris, qui considérait que l’hypnose était un état physiologique et l’école de Nancy, qui considérait l’hypnose du point de vue de la suggestion et qui considérait que l’hypnose était essentiellement un processus subjectif.

Parce que l’hypnose est un état physiologique, l’observation est fondamentale dans le travail d’Erickson. Lorsqu’on lit les comptes-rendus de ses séances, il n’est pas toujours aisé d’apprécier à quel moment les gens sont hypnotisés ou ne le sont pas. Erickson possédait une telle maîtrise de l’hypnose, et de l’hypnose conversationnelle, qu’il était capable, dans une même phrase, de s’adresser successivement à la conscience et à l’inconscient de ses patients. Ainsi, au cours d’une même phrase et sans que les concernés ne s’en aperçoivent, ils pouvaient être plusieurs fois plongés en transe sur certains mots et ensuite réveillés sur d’autres.

Mais l’hypnose, en plus d’être un état physiologique particulier, est également une expérience intimement subjective pour la personne qui le vit. « Chaque individu expérimente le processus hypnotique selon ses propres idiosyncrasies. Ces idiosyncrasies subjectivisent le vécu de chaque sujet, ce qui fait qu’il est impossible d’envisager deux expériences hypnotiques semblables ».

Le langage est ainsi utilisé par Erickson dans deux objectifs stratégiques majeurs :

D’abord, les mots du patient sont utilisés comme des clefs pour activer les schémas neuronaux afférents dans le cerveau du sujet. Ainsi, en utilisant les mots du patient, Erickson donne une dimension radicalement différente à la thérapie par l’hypnose. Il déploie la pleine puissance de l’inconscient en affranchissant le thérapeute de la question du sens. Bien qu’il écoute attentivement son patient, le thérapeute ericksonien ne cherche pas à le comprendre. Les mots sont davantage considérés par rapport à leur contenu (les associations psychoémotionnelles qu’ils renferment) que par rapport à leur sens.

Le deuxième objectif stratégique majeur d’Erickson lorsqu’il utilise le langage, consiste à agir sur les structures. Les mots sont le contenu de l’expérience, la façon dont ils sont ordonnés entre eux est leur structure. Erickson ne touche pas au contenu de l’expérience. En revanche, l’essentiel de son travail se porte sur la structure. Nous avons vu précédemment comment il avait restructuré l’expérience d’énurésie sans en changer le contenu, intéressons-nous ici à la façon de le faire dans le langage.

En 1975 est publié The structure of Magic (La structure de la magie) de Richard Bandler et John Grinder. De quelle magie parle-t-on ? De celle d’Erickson, souvenez-vous : à la fin de sa vie, il était surnommé le magicien du désert, car personne ne comprenait vraiment ce qu’il faisait.

Bandler et Grinder, deux étudiants, ont longuement étudié le travail d’Erickson. Bandler est mathématicien, Grinder est linguiste. Ils ont donc analysé le travail du psychiatre et hypnothérapeute sous le prisme de ces deux disciplines combinées. Le résultat donnera la Programmation Neuro-Linguistique (PNL). La PNL n’utilise pas la transe hypnotique physiologique, mais cherche seulement à agir sur les structures du langage. Elle est surtout utilisée par les coachs ou en entreprise, son utilisation en thérapie étant plus limitée que l’hypnose.

Comment donc comprendre l’utilisation stratégique des structures du langage ?

Indépendamment de leur contenu, les assertions et cognitions du patient peuvent être représentées par un rapport entre deux éléments A et B.

Par exemple, quelqu’un qui dirait « Tout le monde me déteste ». Nous avons A = Tout le monde et B = moi. Le rapport étant un rapport de détestation. Les trois éléments sur lesquels pourra intervenir le thérapeute sont A, B, et le rapport entre A et B, que nous noterons (•).

Si le thérapeute disait « Mais non, tout le monde ne vous déteste pas, il y a peut-être des gens qui ne vous apprécient pas autant que vous le mériteriez, mais à l’échelle de “tout le monde“ ils représentent une minorité », alors ce serait une tentative d’agir sur le contenu, ce qui ne fonctionne pas.

Pour agir sur les structures, le thérapeute ericksonien va donc poser des questions qui suscitent sans les imposer, de nouvelles associations inconscientes. Il questionne ce rapport (A•B). Par exemple :

« Tout le monde vous déteste tout le temps ? » ; « Détesté jusqu’à quel point ? » ; « Qu’est-ce que vous êtes en train de faire quand tout le monde vous déteste le plus ? » ; « Tout le monde vous déteste depuis toujours ? » ; « Est-ce que vous, vous détestez tout le monde ? »

La dernière phrase représente une inversion exacte de la citation initiale : “tout le monde“ “déteste“ “moi“ (A•B) => “Moi“ “déteste“ “tout le monde“ (B•A). Les autres questions ont toute pour objectif de recadrer un ou plusieurs des trois éléments. En demandant “depuis combien de temps“ le sujet est par exemple amené à évaluer lui-même un nouvel aspect du problème, qui peut l’amener à restructurer naturellement son expérience.

Si la PNL a eu le mérite de rendre les techniques linguistiques d’Erickson plus compréhensible, il faut bien se rendre compte que tout ce que nous venons de voir, toutes les techniques qu’il employait servaient sa stratégie. En tant que thérapeute, parmi les deux cents questions qui vous viennent à l’esprit pour restructurer une cognition, selon le modèle (A•B), laquelle choisir ? Sur quel ton formuler la question, à quel rythme ? La PNL fournit des outils précieux aux thérapeutes, mais les protocoles ne peuvent se soustraire à l’apport stratégique que représente un thérapeute.

Nous terminerons donc cet article sur Erickson en abordant brièvement les autres dimensions de la stratégie d’Erickson.

9 – La stratégie en thérapie

Nous avons écrit au début de l’article qu’Erickson avait transformé ses maladies en force grâce à l’hypnose. Indépendamment de sa polio ou de son daltonisme, Milton Hyland Erickson fut un grand thérapeute et un fin stratège. Mentionnons quelques éléments que nous avons peu ou pas évoqués jusqu’à présent.

L’un des traits de génie d’Erickson fut d’utiliser la résistance de ses patients comme un élément de communication. Plutôt que d’envisager la résistance au changement qui accompagne nécessairement toute demande changement, comme un frein, il l’utilise à des fins stratégiques.

Par exemple, à un patient qui n’arrivait pas à entrer en état d’hypnose, Erickson proposa d’essayer un autre fauteuil. La résistance est ici déplacée. En suggérant implicitement que la résistance pourrait être différente sur un autre siège, Erickson parvenait à produire la dissociation du patient d’avec sa résistance. Au cours de ce processus, la résistance est réifiée, c’est-à-dire qu’elle change de nature : elle était un attribut du comportement, elle devient un objet. Parfois, Erickson demandait à ses patients « Comment pensez-vous résister aujourd’hui ? » La résistance est ainsi transformée en collaboration.

Cela semble assez paradoxal, que des gens qui viennent pour un changement, manifestent dans le même temps de fortes résistances à ce changement qu’ils appellent de leurs vœux. Cela vient du fait que plusieurs niveaux logiques coexistent dans la pensée de l’individu.

L’approche d’Erickson intègre les paradoxes. À propos d’une patiente qui faisait de la rétention urinaire psychogène, à l’hôpital, il écrit : « Il souhaitait vraiment que “lorsqu’elle aura envie d’uriner, elle ne tombera pas sur cette infirmière si lente à comprendre que quelqu’un l’appelle, si lente à comprendre pourquoi on pouvait l’appeler, si lente à comprendre de quelle chambre pouvait provenir l’appel, si lente à trouver le bassin qui habituellement était égaré, etc.“ ».

Pour saisir l’aspect paradoxal de cette suggestion, il peut être utilise d’utiliser la grille de lecture suivante : se relâcher/se retenir & acte volontaire/involontaire

À une femme qui se retient de manière involontaire, il lui suggère de ne pas imaginer qu’elle doive se retenir volontairement dans le cas où l’infirmière serait trop lente. Le paradoxe permet de débloquer la situation en mettant en relation les différents niveaux logiques impliqués. Se demander « serais-je capable de me retenir s’il le fallait ? » est une expérience de pensée qui implique de reprendre le contrôle volontaire du comportement qui consiste à se retenir. Puisque le patient attend d’apprendre à se relâcher consciemment, l’inconscient voit dans ce paradoxe l’occasion d’un nouvel apprentissage.

Terminons sur les apprentissages, qui sont fondamentaux dans la démarche d’Erickson. « Un symptôme est un apprentissage qui prolonge ses effets, dans la répétition, au-delà du contexte spécifique qui lui a donné naissance, alors que la thérapie aménage un nouvel apprentissage susceptible d’effacer le symptôme ».

Les chercheurs et praticiens avant Erickson s’étaient employés à traiter l’hypnose sous l’angle de sa symptomatologie ou des phénomènes qu’elle permettait de produire. Considérer l’hypnose sous l’angle des apprentissages constitue un changement de paradigme majeur, qui a ouvert la voie à la thérapie stratégique, l’hypnose conversationnelle, et plus récemment la nanohypnose de Brosseau ou les recherches de Rossi sur les rythmes ultradiens en hypnose (voir article sur Rossi).

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